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Pourquoi les tombes allemandes sont-elles sombres ?

Parce qu'ils ont été vaincu ? Parce que leurs tombes reflètent la froideur du régime nazi ? Parce qu'ils sont le « coté obscure » ? Parce que le Traité de Versailles les y obligeait ? Par symétrie avec l'uniforme allemand ?

J'ai entendu beaucoup d'explications sur la raison derrière les choix esthétiques des cimetières militaires allemands de la Première et Seconde Guerre mondiale. Et aucune de ces raisons ne m'a convaincu. J'ai donc tenté de trouver une explication logique et ai commencé quelques recherches. Alors pourquoi les tombes allemandes sont sombres ?
 
Cimetière allemand de La Cambe, Normandie
Cimetière allemand de La Cambe, Normandie, sous le brouillard.

Retour en 1916. En pleine Guerre mondiale, les allemands se posent la question du traitement de leurs morts et de la conception de leurs cimetières militaires. Est alors créé la Gräberverwaltung, l'administration des tombes, et le 28 février 1917, le Kaiser Guillaume II promeus un décret concernant les directives à suivre pour la construction des cimetières militaires allemands.

Ces directives s'inspirent directement d'une évolution culturelle et politique en Allemagne depuis le milieu du XIXe siècle. La jeune nation allemande se cherche une histoire, une identité commune à travers des symboles et un roman national, c'est l'émergence d'un fort mouvement nationaliste allemand. Dans le même temps, dans toute l'Europe, les pays, en opposition à l'industrialisation grandissante, ont été séduit par une forme de retour à la nature: on exalte la ruralité, les paysages. L'Allemagne va allier ces deux mouvements et faire de la nature un objet idéologique et national. 

La bataille de la forêt de Teutobourg entre Germains et Romain va être grandement utilisée comme lien entre la forêt et le roman national allemand. Peinture de Kunz Meyer-Waldeck.

C'est la naissance du concept de « forêt allemande », une forêt fantasmée et idéalisée sensée refléter les idées nationalistes en vogue : l'unité et la continuité du peuple allemand. Ces forêts d'hêtres et de chênes qui ont vu les peuples germains s'abriter et se battre contre les incursions romaines, ces forêts qui sont devenues l'écrins des tombes des guerriers teutons d'antan : dolmens et tumulus ; ces forêts qui sont devenues l'enceinte mythologique des peuples nordiques et saxons, tel que célébré dans l'opéra L'Anneau des Nibelungen. C'est cette vision d'une nature profondément ancrée dans un roman national qui va influencer la conception des cimetières militaires.
 
"Tombe des Huns en forêt", peinture de Heinrich Schilking.

Ainsi, dans son décret, le Kaiser jette la base de ce à quoi devront ressembler les cimetières militaires : la création d'un espace « sacré » par un muret, fossé ou remblai ; l'intégration du cimetière au paysage afin de souligner l'esprit allemand plus proche de la nature, en opposition à « l'intellectualisme français » ; l'utilisation de matériaux naturels, en opposition à la nature industrielle et mécanique de la Première Guerre mondiale et toujours en accord avec la proximité de l'esprit allemand avec la nature ; l'utilisation des arbres reflétant la « forêt allemande », politisée et idéalisée et enfin l'uniformité des tombes pour souligner l'importance de la communauté, du peuple allemand, sur l'individu.

Ces directives vont également dans le sens d'un culte envers le sacrifice du jeune soldat pour le bien du peuple, le Volk. « L'Allemagne doit vivre même si nous devons mourir ». La mort d'un soldat devient un acte naturel pour la préservation du peuple. La nature environnant les tombes exemplifie cette notion. Les morts transcendent le temps et inspirent les vivant au renouveau. Ce culte du sacrifice et du soldat tombé sera largement utilisé par le IIIe Reich.

"L'Allemagne doit vivre, même si nous devons mourir." Citation de Heinrich Lersch au cimetière allemand de Langemark, Belgique.

Ces directives resteront pour un moment lettre morte. Après la victoire des Alliés en 1918, les allemands n'ont plus accès à leurs cimetières, qui sont alors pris en charge par les autorités locales, françaises et belges pour la plupart. Le Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge (Service pour l’entretien des sépultures militaires allemandes) est créé en 1919 comme une commission privée, non-gouvernementale, afin de maintenir un lien entre les cimetières et les proches des soldats enterrés.
En 1926, les autorités françaises et belges acceptent que les autorités allemandes s'occupent de leurs cimetières militaires. Le Amtliche Deutsche Gräberdienst (Service funéraire officiel allemand) est créé. L'architecte Jos Ritzen, un néerlandais, est choisi comme architecte en chef, mais est rapidement critiqué pour son utilisation du béton, le style de ses monuments et même sa police d'écriture utilisée dans les cimetières, jugée trop moderne. Les critiques proviennent majoritairement du Kunstausschuss für Kriegsgräberfragen (Comité d'Art pour les questions relatives aux sépultures de guerre) dont les membres sont restés fidèles aux directives de février 1917.

Ritzen est alors écarté, de nouvelles directives éditées. L'utilisation du béton est totalement banni, afin de promouvoir les matériaux naturels et on acte un rejet définitif des cimetières « prétentieux » comme ceux des américains ou des français. De simples croix en bois, des inscriptions claires et lisibles, une pelouse verte, sont les préconisations de l'architecte Höger. A celles-ci, l'architecte en chef du Volksbund, Robert Tischer, ajoute la plantation des chênes, comme souvenir de la « forêt allemande » et comme lien entre les soldats tombés et les vivants. La lavande et la bruyère, des plantes « sérieuses », et avantageuses en terme de coût et d'entretien, sont privilégiées. En 1930, Fritz Schultz suit ces directives : des croix en bois sont plantées et couverte de Carbolineum (produit chimique issu du goudron) afin de retarder la pourriture. Ce traitement a pour effet de noircir le bois.

Croix de bois du cimetière allemand de Neuville-Saint-Vaast, Hauts-de-France, après la Première Guerre mondiale.

Cimetière de Neuville-Saint-Vaast aujourd'hui, boisé, aux croix uniformes en métal sombre, entourées de pelouse, respectant les directives d'après-guerre sur la conception des cimetières allemands.

En 1937, le responsable de la presse du Volksbund, Franz Hallbaum, déclare que « nous, allemands, au contraire des autres peuples, concevons nos cimetières principalement avec des matériaux naturels » afin de « créer un sentiment de rapport avec la nature ». Les cimetières allemands sont donc prioritairement conceptualisés en terme de paysage, et non d'architecture. Un paysage qui se doit d'être l'équivalent de l'esprit allemand fantasmé. 

Croix de bois du cimetière allemand de Maissemy, Hauts-de-France en 1941. Photo webmatter.net

Après la Seconde guerre mondiale, on répète le scénario : ce sont les américains et britanniques puis les français qui s'occupent de regrouper les morts allemands dans de larges cimetières. Cependant, à partir de 1954, un traité va permettre au Volksbund de prendre en charge ces nouveaux cimetières, mais également ceux de la Première Guerre. 

Tombes du cimetière allemand de La Cambe, Normandie, après la Seconde Guerre mondiale.

On pourrait alors croire que la conception des cimetières allemands va changer, mais il n'en est rien. Les responsables et architectes, notamment Robert Tischer (dont le rôle sous le régime Nazi est peu clair, suiveur ou Nazi convaincu ?) sont toujours en activité. Se retrouvent alors perpétuées les idées issues de février 1917 : des espaces boisés, des matériaux naturels, le plus souvent d'origine allemandes (basalte, grés). Les tombes en bois sombre sont alors graduellement remplacées par des matériaux plus pérennes, mais toujours dans le respect de la conception d'origine : croix en métal, basaltes, calcaires sombres, granites et plaques en céramique sont créés afin de s'intégrer dans le paysage naturel et boisé.

Bois Belleau German cemetery
Cimetière allemand du Bois-Belleau, Hauts-de-France.

Cimetière allemand de Lisieux, Normandie.

Si la conception épouse dans les grandes lignes les préconisations d'entre-deux guerre, les idées nationalistes qui les ont promu disparaissent totalement du vocabulaire du Volksbund.

Pourquoi les tombes allemandes sont noirs ?
Cimetière allemand de La Cambe, Normandie.

La voilà, la réponse à la question : pourquoi les cimetières allemands sont aussi sombre ? C'est un choix, un choix idéologique. Un rapport à la nature politisé qui se traduit par l'emploi pour les tombes de matériaux naturels sombres se fondant dans un espace boisé afin d'affirmer l'unité et la continuité du peuple allemand. 

Documentations actuelles du Volksbund, en promotion de la Paix.

Si la conception des cimetières militaires allemands par le Volksbund s'est reposé initialement sur des concepts plus que douteux, il fait aujourd'hui un travail extraordinaire d'éducation et de promotion à l'entente et la réconciliation. Les arbres sont devenus pour le Volksbund des symboles de réconciliation entre les peuples. Les tombes, une exhortation à la paix. La devise du Volksbund ne laisse plus aucun doute sur ses intentions bénéfiques :

« Réconciliation par dessus les tombes. Travail pour la Paix »

"Les tombes de guerre sont les grands prédicateurs de la Paix", Albert Schweitzer. Photo David Schwingen 

Sources:
* From World War I Cemeteries to the Nazi "Forteresses of the Dead": Architecture, Heroic Landscape, and the Quest for National Identity in Germany, by Gunnar Brands
Designing Memory: The Architecture of Commemoration in Europe, 1914 to the Present, by Sabina Tanovic
Fallen Soldiers: Reshaping the Memory of the World Wars, by George Mosse
* National Cemeteries and National Revival: the cult of the Fallen Soldiers in Germany, by George Mosse
The German Forest: Nature, Identity, and the Contestation of a National Symbol, 1871-1914, by Jeffrey Wilson
* Die Deutschen Soldatenfriedhöfe des Ersten Weltkriegs in Flandern, by Anette Freytag et Thomas Van Driessche

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