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Juno Beach : la destruction des M7 à Bernières-sur-Mer

6 juin 1944. 9h25, secteur de Nan White, plage de Juno Beach. Les hommes et les véhicules du 14th Field Artillery Regiment, Royal Canadian Artillery, débarquent au milieu du chaos depuis leur 8 LCTs.

Equipé de 24 M7 Priest 105mm Self Propelled Guns et de chars Sherman pour les observateurs d'artillerie, le 14th Regiment fait partie d'un des quatre régiments d'artillerie canadiens à débarquer le Jour-J. Le 12th et 13th Regiment vont soutenir le débarquement sur le secteur de Mike (Courseulles-sur-Mer et Gray-sur-Mer), tandis que le 14th et 19th Regiment feront de même sur le secteur de Nan (Bernières-sur-Mer et Saint-Aubin-sur-Mer).

M7 105mm self-propelled gun du 14th Field Artillery Regiment
Le M7 105mm self-propelled gun (canon automoteur) qui équipe le 14th Field Artillery Regiment le 6 juin 1944. Photo de Public Archives of Canada.

Leur première mission sera de bombarder la côte normande depuis leurs barges de débarquement même. Pendant 25 minutes, malgré la houle, chaque M7 va devoir tirer 105 obus.  Ils vont ensuite devoir attendre 75 minutes après la première vague avant de pouvoir débarquer, pour laisser le temps aux chars et aux hommes de se débarrasser des défenses allemandes. Une fois à terre, leur prochaine mission sera de rejoindre l'air de rassemblement « Jane », entre Courseulles et Bény-sur-Mer. De là, le régiment avancera de concert avec l'infanterie canadienne de sorte à couvrir leur avance.

C'était ce qui était prévu.

Le Jour-J pour les canadiens va souffrir considérablement du mauvais temps. La décision est prise de retarder le débarquement de la première vague de 10 minutes, pour permettre aux barges de débarquement, désorganisées par la houle, de se repositionner correctement. Les chars DD, amphibies, ne peuvent être mis à l'eau. À Bernières-sur-Mer, les compagnies A et B des Queen's Own Rifle subissent de lourdes pertes pour sécuriser la plage. Les AVREs des « Gap Team », chargés de réaliser des sorties pour que les véhicules puissent quitter la plage, s'en sortent mieux et tentent de créer des passages dans la digue bétonnée de Bernières.

Vue aérienne du débarquement de Juno Beach à Bernières-sur-Mer
Photo aérienne du 6 juin 1944. De nombreux types de véhicules attendent leur tour pour sortir de la plage de Bernières. Seuls deux passages permettent de passer par dessus la digue.

Vient enfin le tour du 14th Regiment de débarquer. Il est 9h25. Pas moins de 8 LCTs arrivent sur la plage et débarquent 106 véhicules en même temps. 15 minutes auparavant, une autre vague avait débarqué plus de 60 autres véhicules. M7, mais aussi chars Sherman, Jeeps, Halftracks et Universal Carriers, AVREs, tous se retrouvent sur une plage d'où on ne peut sortir pour le moment qu'en de rares endroits ! La situation devient compliquée. Une fois la digue passée, des bouchons se créés dans les rues étroites de Bernières.

Vue aérienne de Bernières-sur-Mer traversée par les forces canadiennes le 6 juin 1944
Embouteillage de véhicules dans les rues de Bernières-sur-Mer, vue aérienne du 6 juin 1944.

Une précision qui a une importance critique. Pour le débarquement, on a cru bon de devoir équiper les M7 d'un Porpoise MkII, une sorte de container étanche à remorquer qui permet de transporter une cinquantaine d'obus supplémentaires et d'autres types de munitions. Cette remorque ne pose aucune difficulté si le véhicule se déplace en ligne droite, mais la marche-arrière en est rendu beaucoup plus hasardeuse, et la manœuvre dans un virage un peu serré quasi impossible. En complément, certains M7 auront le grand plaisir de transporter des caisses additionnelles d'obus de mortiers et de mines à destination de l'infanterie. L'ensemble fait de chaque M7 une fantastique bombe si un malheur devait arriver.

Char Centaure tractant un Porpoise sur Gold Beach
Char Centaure tractant un Porpoise sur la plage de Gold. C'est avec ce même équipement que les M7 vont débarquer sur Juno.

Le 14th Regiment est constitué de 6 « Troops », A (Able), B (Baker), C (Charlie), D (Dog), E (Easy) et F (Fox), chacune équipée de 4 M7. Normalement, chaque « Troop » fonctionne ensemble, avec ses propres observateurs d'artillerie. Mais bloquées dans les rues de Bernières, les « Troops » sont complétement désorganisées. L'avance est lente. D'autant plus que la sortie de Bernières est sous les tirs allemands : canons, mitrailleuses et mortiers préviennent l'avance des canadiens. Pire encore, le Régiment de la Chaudière qui devait avancer hors de Bernières et sécuriser la tête de pont a terriblement souffert lors du débarquement, perdant hommes et matériel. Il lui faut du temps pour s'organiser et commencer à avancer vers le sud. L'appui de l'artillerie devient très rapidement crucial.

Il est donc décidé que dés que possible, une Troop serait constituée des premiers M7 qui pourront se dégager des bouchons, peu importe leur Troop d'origine. C'est à l'officier de tir (Gun Position Officier, ou GPO) de C Troop, Garth Webb, et son collègue Doug Allen de former une première équipe avec les premiers véhicules pouvant manœuvrer. Les officiers dirigent les quatre premiers M7 qui peuvent s'extraire des bouchons vers un champs à la sortie de Bernières. Ce sont : Charlie 2 commandé par Art Evans, Able 3 par Ed Crokett, Able 4 par Bob Sciberas et Dog 4 par Wes Alkenbrack. Alkenbrack est le dernier à arriver dans le champs. Il y retrouve les trois autres M7, presque tous en position, ainsi que le char Sherman de l'officier de tir de C Troop.

Position des véhicules du 14th Regiment avant leur destruction
Position des véhicules du 14th Regiment dans le champs, probablement quelques minutes, voir secondes, avant que le canon allemand n'ouvre le feu.
« La large vue en face de nous semblait inoffensive : un panorama ouvert de champs et de cultures s'étalant sous le soleil éclatant d'une chaude matinée de juin » - Westley Alkenbrack
Impression trompeuse. Non loin de là, dans un bois au sud de Bernières, des artilleurs allemands, très certainement du 2./Panzerjäger-Komp. (2e compagnie anti-tank) de la 716. Infanterie-Division s'activent avec leur pièce de 8,8 cm Pak. Depuis leur position, à la lisière d'un bois, un peu en hauteur, ils ont une vue parfaite de la plupart des sorties de Bernières. L'apparition en face d'eux, à environ 700 mètres seulement, de plusieurs véhicules, est une aubaine à ne pas manquer. 

Position du canon allemand de 88mm au sud de Bernières-sur-Mer, le 6 juin, à Juno Beach
Position des M7 canadiens et du canon anti-tank allemand. Vue vers le sud.

Les M7 sont presque tous en position, leurs canons dirigés vers le sud-ouest. Alkenbrack voit Garth Webb agiter les bras pour lui indiquer son emplacement dans la ligne de tir.

Soudainement, les allemands ouvrent le feu.

Position du canon allemand de 88mm à Bernières-sur-Mer, le 6 juin, à Juno Beach
Vue moderne depuis l'emplacement du canon de 88mm. Les points rouges au centre représentent la position des M7 détruits.

Un premier obus touche de plein fouet Charlie 2 dans un tonitruant crissement de métal. Suit rapidement un deuxième obus qui frappe Able 3. Les équipages abandonnent en quelques secondes leurs véhicules qui s'enflamment. Par chance, les obus allemands n'ont pas touché les munitions. Les véhicules prennent feu. Les artilleurs commencent à réaliser la précarité de leur position, trop exposée.

Puis, le flash soudain d'une explosion d'une extraordinaire violence projette tout le monde au sol. Un obus allemand vient de percuter les munitions de Able 4.

« Il n'y avait pas de fumée pour cacher la catastrophe. Un moment, il y avait ce vaste voile de flamme et la seconde d'après révélait la pur et totale désintégration de ce qui avait été 30 tonnes de métal roulant, désormais dispersés sur le sol comme des ordures, le canon et les morceaux de tôles d'acier et le reste des chenilles et de morceaux de coques soufflés ici et là, et pas le moindre indice que 6 hommes se tenaient dans ce canon-automoteur quand la catastrophe a soudainement frappée. » - Westley Alkenbrack

Choqués, les camarades d'Alkenbrack sortent de leur horreur quand derrière eux, le capitaine de D Troop, Norman Buchanan leur crie : « Get the hell back out of there ».

Destructions des véhicules canadiens le 6 juin, à Juno Beach
Charlie 2 et Able 3 en flammes, à leur droite ce qui ressemble à un cratère est ce qu'il reste de Able 4. Notez les traces des chenilles du Sherman qui est sorti du champs et de Dog 4 qui a dû effectuer une marche arrière.

Le prochain obus est certainement pour eux. Alkenbrack ordonne à son conducteur, Bruiser Burke, de faire marche arrière. Mais un crissement aigue de métal leur fait soudainement réaliser que c'est impossible : le Porpoise qu'ils remorquent ne bouge pas et bloque leurs chenilles. Burke repasse en marche avant, pour retenter une marche arrière. Toujours impossible. Les secondes sont longues. Alkenbrack ordonne au canonnier Buck McDonald de sortir et de détacher les manilles qui attachent le Porpoise au M7. Le véhicule peut enfin faire marche arrière.

Une fois à l'abri, l'équipage, étonné d'avoir survécu, découvre un impact d'obus qui a arraché le couvercle de la boîte à outil, sur le coin arrière gauche, juste au dessus des chenilles. Il s'en est fallu de peu.

Au premier plan, le champs dans lequel ont été détruit les 3 M7. Le point rouge, au centre, localise la position du canon de 88mm.

L'explosion de Able 4 tue également une douzaine d'hommes, dont le Lieutenant Lapierre, de la compagnie B du Régiment de la Chaudière qui était en train de se regrouper sur le chemin, près du champs. Les M7 restants du 14th Regiment vont alors se déployer vers l'ouest de Bernières, de façon dispersés, mais malgré les tentatives de leurs officiers d'observation, ils ne peuvent pas faire grand chose pour supporter l'infanterie.

La catastrophe va repousser encore les tentatives canadiennes de sortir de Bernières-sur-Mer. Le canon de 88mm sera finalement capturé par la compagnie A du Régiment de la Chaudière. Il faudra attendre 13h pour considérer la sortie de la ville comme sécurisées, et enfin avancer vers le prochain objectif : Bény-sur-Mer.

Le 14th Regiment perdra en tout 12 blessés et 9 tués pour la journée du 6 juin. La destruction des 3 M7 à la sortie de Bernières compte à elle seule pour 5 blessés et 6 tués qui pour des raisons évidentes, n'ont pas de sépultures. Leurs noms sont aujourd'hui gravés dans le Mémorial aux disparus de Bayeux, panneau 21, 1ère colonne, tandis qu'un monument les commémore à Bernières-sur-Mer : 

Sergeant ROBERT SCIBERAS
Bombardier JOHN K. HOOTON
Gunner ALFRED F. CLAVELLE
Gunner WALTER J. DUPUIS
Gunner ROBERT GOFF
Gunner CHARLES A. MASSEY

Nom des artilleurs canadiens tués dans l'explosion  de Able 4 au Mémorial de Bayeux


Monument aux morts du 14th Field Artillery Regiment le 6 juin 1944 sur Juno Beach
Monument aux morts du 14th Field Artillery Regiment le 6 juin 1944, à la sortie de Bernières-sur-Mer, sur proposition de Georges Regnault, témoin du débarquement. Inauguré en 2006 par les vétérans Garth Webb, Ken Darling, George Lynch-Staunton et Ross Baker.


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